« C'était la guerre, et on était des étrangers – des “indésirables”, comme on disait. Mais l'administration du camp fermait un œil pour les gosses, tout indésirables qu'il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J'étais le plus âgé, et le seul à aller au lycée, à 4 ou 5 kilomètres de là, qu'il neige ou qu'il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l'eau. »
Le Monde.fr 14.11.2014 à 13h16 |Par Stéphane Foucart et Philippe Pajot
Considéré comme le plus grand mathématicien du XXe siècle, Alexandre Grothendieck est mort, jeudi 13 novembre, à l'hôpital de Saint-Girons (Ariège), non loin de Lasserre, le village où il s'était secrètement retiré au début des années 1990, coupant tout contact avec le monde. Il était âgé de 86 ans.
Apatride naturalisé français en 1971, également connu pour la radicalité de son engagement pacifiste et écologiste, ce mathématicien singulier et mythique laisse une œuvre scientifique considérable. Il naît le 28 mars 1928 à Berlin, dans une famille atypique. Sascha Schapiro, son père, est russe de confession juive, photographe et militant anarchiste. Egalement très engagée, Hanka Grothendieck, sa mère, est journaliste.
En 1933, Sascha quitte Berlin pour Paris, où il est bientôt rejoint par Hanka. Entre 1934 et 1939, le couple part pour Espagne où il s'engage auprès du Front populaire, tandis que le petit Alexandre est laissé en Allemagne, à un ami de la famille.
SON PÈRE MEURT À AUSCHWITZ
A la fin de la guerre civile espagnole, au printemps 1939, Alexandre retrouveses parents dans le sud de la France. Dès octobre 1940, son père est interné au camp du Vernet. Il en part en 1942 pour être transféré à Auschwitz, où il sera assassiné. Alexandre et sa mère, eux, sont internés ailleurs. « La première année de lycée en France, en 1940, j'étais interné avec ma mère au camp de concentration, à Rieucros près de Mende », raconte-t-il dans Récoltes et Semailles, un texte autobiographique monumental jamais publié, tiré à 200 exemplaires, mais qui circule désormais sur Internet.
« C'était la guerre, et on était des étrangers – des “indésirables”, comme on disait. Mais l'administration du camp fermait un œil pour les gosses, tout indésirables qu'il soient. On entrait et sortait un peu comme on voulait. J'étais le plus âgé, et le seul à aller au lycée, à 4 ou 5 kilomètres de là, qu'il neige ou qu'il vente, avec des chaussures de fortune qui toujours prenaient l'eau. »
14 PROBLÈMES MATHÉMATIQUES RÉSOLUS EN QUELQUES MOIS
En 1944, son bac en poche, l'adolescent de 16 ans n'a pas encore été identifié par ses professeurs comme le génie qu'il est. Il s'inscrit en maths à l'université de Montpellier puis, à l'orée de la thèse, est recommandé à Laurent Schwartz et Jean Dieudonné. L'histoire, célèbre, a contribué à forger son mythe : les deux grands mathématiciens confient au jeune étudiant une liste de quatorze problèmes qu'ils considèrent comme un vaste programme de travail pour les années àvenir, et lui demandent d'en choisir un. Quelques mois plus tard, Alexandre Grothendieck revient voir ses maîtres : il a tout résolu. Dans cette première période de production mathématique, Grothendieck se consacre à l'analyse fonctionnelle, domaine de l'analyse qui étudie les espaces de fonctions. Ses travaux révolutionnent le domaine, mais demeurent moins connus que ceux qu'il conduira dans la deuxième partie de sa carrière.
UN INSTITUT FINANCÉ POUR LUI
Dès 1953, le jeune mathématicien se retrouve confronté à la nécessité d'obtenirun poste dans la recherche et l'enseignement. Apatride, il ne peut accéder à la fonction publique et, rétif au service militaire, il ne veut demander pas la naturalisation française. Il part enseigner au Brésil, à Sao Paulo, et aux Etats-Unis, à Lawrence (Kansas) et à Chicago (Illinois). Deux ans plus tard, à son retour en France, un riche industriel piqué demathématiques, Léon Motchane, fasciné par l'intuition et la puissance de travail du jeune homme – il n'a que 27 ans – décide de financer un institut de recherche exceptionnel, conçu sur le modèle de l'Institut d'études avancées de Princeton : l'Institut des hautes études scientifiques (IHES) à Bures-sur-Yvette.Le lieu est imaginé pour servir d'écrin au mathématicien qui va y entamer une deuxième carrière.
UNE NOUVELLE GÉOMÉTRIE
Jusqu'en 1970, entouré d'une multitude de talents internationaux, il dirigera son séminaire de géométrie algébrique, qui sera publié sous la forme de dizaines de milliers de pages. Sa nouvelle vision de la géométrie, inspirée par son obsession de repenser la notion d'espace, a bouleversé la manière même defaire des mathématiques. « Les idées d'Alexandre Grothendieck ont pour ainsidire pénétré l'inconscient des mathématiciens », dit Pierre Deligne (Institut des études avancées de Princeton), son plus brillant élève, lauréat de la médaille Fields en 1978 et du prix Abel en 2013. Les notions qu'il a introduites ou développées sont aujourd'hui encore au cœur de la géométrie algébrique et font l'objet d'intenses recherches. « Il était unique dans sa façon de penser, affirme M. Deligne, très ému par le décès de son ancien maître. Il lui fallait comprendre les choses du point de vue le plus général possible et une fois que les choses étaient ainsi comprises et posées, le paysage devenait si clair que les démonstrations semblaient presque triviales. »
IL S'ÉLOIGNE DE LA COMMUNAUTÉ SCIENTIFIQUE
En 1966, la médaille Fields lui est décernée, mais il refuse pour des raisons politiques : il ne veut pas se rendre à Moscou pour recevoir son prix. La radicalité avec laquelle il défendra ses convictions ne cessera jamais. Et c'est à partir de la fin des années 1960 qu'il s'éloigne de la communauté scientifique et de ses institutions. En 1970, il fonde avec deux autres mathématiciens – Claude Chevalley et Pierre Samuel – le groupe Survivre et Vivre, pacifiste, écologiste et très marqué par le mouvement hippie. A la même époque, il découvre que l'IHES est partiellement financé, bien que de manière très marginale, par le ministère de la défense. Il quitte l'institut. Alexandre Grothendieck est naturalisé français l'année suivante. Lire aussi Survivre et vivre, « laboratoire de la révolution écologique » Le Collège de France lui offre alors un poste temporaire, qu'il utilise largement comme tribune politique. Il quitte bientôt le Collège. En 1973, il devient professeur à l'université de Montpellier – qui, selon une enquête de Libération publiée en juillet 2012, conserve encore des milliers de pages inédites du grand mathématicien. Puis il rejoint le CNRS en 1984, jusqu'à sa retraite, en 1988. Cette année-là, il reçoit le prix Crafoord, doté d'une forte somme d'argent. Il refuse la distinction et s'en explique dans une lettre au Monde et publiée le 4 mai 1988.
Le texte témoigne d'une profonde amertume, d'un divorce avec ses pairs et le projet même de la recherche scientifique. Pourquoi un tel ressentiment ? « Il n'y a pas de raison unique », explique Pierre Deligne. Le fait que la société ait ignoré ses idées sur l'enjeu écologique n'y est pas étranger. « Sur cette question, il avait l'impression que le fait de prouver la réalité des problèmes ferait bouger les choses, comme en mathématiques », raconte son ancien élève. Ce ne fut pas le cas. En 1990, il quitte son domicile pour une retraite gardée secrète. A ceux avec qui il garde contact, il demande que ses écrits non publiés soient détruits. Brouillé avec ses proches, sa famille, avec la science et le monde entier, il s'installe dans un petit village pyrénéen. Il y restera, coupé de tous, jusqu'à sa mort.