Sal Mal Lane ? C’est une ruelle à Colombo, Sri-Lanka, dans laquelle vivent des familles cinghalaises et tamoules. L’emménagement de Mr et Mrs Herath et de leurs quatre enfants, très réveillés et bourrés d’imagination, va renforcer les liens entre tous. Nous sommes entre 1979 et 1983. La guerre civile est sur le point de faire exploser le pays. Ce roman raconte essentiellement du point de vue des enfants les cinq années de coexistence paisible, joyeuse, sensuelle, colorée, néanmoins pleine de petites cicatrices et de méchancetés humaines. C’est aussi une histoire sur la capacité qu’ont les hommes à surmonter les tragédies, un roman de résilience qui se lit comme une grande saga familiale et historique.
Le Temps
Cinghalais ou Tamouls, les enfants vivaient en paix à Sal Mal Lane, jusqu’à ce que la guerre les sépare.
Isabelle Rüf, samedi 11 juillet 2015
Subtilement, avec art et désespoir, Ru Freeman raconte comment les amis deviennent ennemis, comment la rumeur, le préjugé, les croyances erronées peuvent finir par détruire l’équilibre d’un microcosme urbain. Cette saga familiale centrée sur les enfants montre comment le Sri Lanka a sombré dans la guerre civile dans les années 1980
Sal Mal Lane est un microcosme, une métaphore du pays tout entier. Le long de cette impasse, en marge de la ville de Colombo, sous les frondaisons des grands arbres, les sal mal, se trouvent réunies, en huit maisons, toutes les variantes de la population du Sri Lanka. Des Cinghalais bouddhistes, des Tamouls hindouistes, des Burghers chrétiens et des musulmans, sans compter les métissages, alliances et mésalliances qui brouillent les complexes distinctions de classe, de religion et de race. En famille, on y parle tamoul ou cinghalais; avec les autorités, on échange en anglais. En 1979, quand s’ouvre le récit, une loi garantit l’enseignement des trois langues: trop tard, les Tamouls nourrissent déjà un sentiment d’exclusion. Les Herath viennent d’emménager à Sal Mal Lane. Ce sont des Cinghalais aux vues larges, issus de la moyenne bourgeoisie. Mrs Herath adopte volontiers les chants des autres religions et leurs fêtes. Le père travaille au Ministère de l’éducation, c’est un homme engagé politiquement, proche des communistes, un intellectuel absorbé dans ses dossiers qui regarde les siens avec une bienveillance distraite. Mrs Herath est un parangon de perfection: enseignante d’anglais à l’Ecole publique, elle gère la vie de famille avec une autorité sans faille. C’est en tout cas ce qu’elle pense. L’histoire la réduira durement à plus de modestie. Les quatre enfants – et ceux du voisinage – sont les véritables héros de cette saga familiale et politique. En cette année 1979, Suren a 12 ans. Il n’aime que la musique et délègue volontiers ses responsabilités de fils aîné à sa sœur cadette Rashmi. Bonne élève, brodeuse habile, elle vise à être encore plus parfaite que la mère. A 9 ans, Nihil est fasciné par les mots. Il maîtrise même l’art de les énoncer à l’envers! Il entretient pour la petite Devi une passion protectrice qui l’amène à sacrifier son goût pour le cricket afin d’accompagner partout cette enfant fantasque et joueuse, rétive à la discipline familiale. Les quatre enfants Herath forment une fratrie indissoluble: ce sont eux qui donnent au récit social et politique de Ru Freeman sa beauté et sa poésie. Quand la famille Herath s’installe à Sal Mal Lane, il y a déjà trois ans que le mouvement séparatiste tamoul a commencé à s’organiser dans le nord de l’île. Les Tamouls représentent un petit tiers de la population. La rumeur leur attribue déjà des exactions abominables. Le récit traverse les cinq années aboutissant à la guerre civile qui va mettre le pays en ruine jusqu’en 2009. Les pratiques des Herath bouleversent les frontières sociales admises à Sal Mal Lane: dans ce petit monde très codifié, ils entretiennent des relations de bon voisinage avec tout le monde, sans respecter les clivages d’origine, de religion, de classe. Ru Freeman décrit une société complexe, où le self-control et le sens des convenances hérités de la colonisation anglaise (le mot «thé» est probablement le plus fréquemment employé) entrent en compétition avec des rites et des croyances d’origine indienne ou asiatique. Les enfants Herath grandissent dans un cadre très strict, très british, tempéré cependant par la spiritualité orientale. A l’exception de la petite Devi, qui sait contourner la loi du succès imposée aux aînés, ils semblent se soumettre à ce qu’on attend d’eux. Mais sous leurs dehors policés, ils développent leurs résistances aux projets que leur mère a formés pour eux. D’année en année, l’idylle multiculturelle de Sal Mal Lane se fissure progressivement. Les antagonismes se durcissent, les préjugés gagnent, l’intégration échoue. Même si un spectacle organisé par les enfants sous la direction de Suren réunit brièvement presque toutes les familles; même si la seule présence de Nihil redonne espoir à un vieux monsieur en fin de vie; même si Devi transgresse joyeusement tous les interdits, les antagonismes sont trop ancrés dans les esprits. En 1983, les émeutes annoncées depuis longtemps éclatent dans la capitale. Incendies, pillages, assassinats: les dégâts humains et matériels sont irréparables, rien n’arrêtera plus les hostilités. Le mouvement terroriste des Tigres tamouls va se radicaliser et faire régner la terreur pendant vingt-six ans, à l’intérieur et parmi les nombreux exilés dans le monde. En parallèle à cette catastrophe nationale, Sal Mal Lane est confronté à l’échec d’une utopie égalitaire et subit le chagrin de trois morts. Elles ne sont pas liées directement aux événements mais leur font un contrepoint intime. Ru Freeman sait habilement tisser le privé et le politique. Après un début un peu ampoulé et explicatif, au cours duquel la voix narrative se présente – ne serait-elle pas la rue elle-même, témoin des bonheurs et des drames? –, le récit capte l’attention. Sa grande force, c’est de partir du point de vue des enfants – pas seulement les quatre Herath, mais tous ceux qui, à Sal Mal Lane, symbolisent la société sri-lankaise – sans toutefois leur abandonner la narration. A travers leur évolution, leurs questions et leurs désirs, le roman atteint une dimension qui atténue ce qu’il a de trop sociologique. C’est un témoignage prenant et inquiétant sur la force de la rumeur, des préjugés, des croyances, qui dépasse le cadre du Sri Lanka pour atteindre à des mouvements universels. Bien souvent, on pourrait remplacer tamoul par juif, dans les discours de peur et de mépris des Cinghalais. Sal Mal Lane donne ainsi une autre vision de cette île que les lecteurs du Poisson-Scorpion de Nicolas Bouvier connaissent comme un réservoir de dangereux maléfices.