• 05.11.2014

Actualités Les maisons des cheminots

Michel Aragno évoque son quartier, son enfance neuchâteloise.

Vous connaissez, à Neuchâtel, la rue des Petits-Chênes ?  

Au nord d'un modeste chemin forestier à l'est de la Roche de l'Ermitage (le bien nommé chemin des Petits-Chênes, car il jouxte une forêt de chênes rabougris, poussant sur la roche presque à nu), on construisit au début des années 1920 (architectes de Bosset et Martin) une série d’habitations destinées essentiellement aux employés des chemins de fer. Et le chemin devint rue. Par la suite, une seconde série de maisons de style identique furent construites au sud par la caisse de pensions de la Ville. Des maisons cossues, solidement implantées sur le rocher, entourées de petits potagers amoureusement entretenus par leurs habitants. Des maisons à la taille de l’homme: deux à quatre appartements chacune, avec balcon et cave. Il y avait aussi des « chambres hautes » : vu le revenu modeste des habitants, on ne pouvait décemment pas les qualifier de « chambres de bonnes » ! Ces pièces mansardées étaient les hauts lieux de nos jeux enfantins : quel endroit idéal pour installer un train électrique !

Au cours des années, ce quartier a pris d’autant plus de valeur architecturale et paysagère qu’empirait la banalité des constructions locatives des années 50 et 60. Avec en contrebas un ensemble de six maisons ouvrières construites par la Ville en 1898 au chemin des Liserons, les Petits-Chênes font désormais partie du patrimoine architectural de Neuchâtel, comme « entités urbanistiques de qualité ».

Dans les années 1950, les « potaches » du quartier ne s’embarrassaient pas de telles considérations. Ces immeubles, la rue, le chemin desservant par le nord les maisons des cheminots et les trois escaliers permettant de passer de l’une à l’autre étaient tout simplement leur espace de vie. Et quelle vie active, entre rue et forêt ! L’élargissement du chemin forestier primitif avait impliqué le creusement de la roche, du côté nord. Une « falaise » était née, bien vite colonisée par des mousses, des orpins, des giroflées, des touffes fleuries. Le terreau accumulé dans les fissures de la dalle calcaire a permis l’enracinement de buissons comme l’Epine-noire, le Nerprun purgatif, le Cornouiller sanguin, l’Aubépine, habités par les piaillements des moineaux et les « mi-nik, mi-nik » des mésanges. Quel magnifique endroit pour s’exercer à l’escalade, au grand dam des mamans qui devaient ensuite réparer nos habits déchirés par les buissons épineux ! Au grand dam aussi des « mères », qui ne voyaient pas d’un très bon œil nos ébats bruyants en bordure de leurs jardinets. Mais, qui étaient-elles donc, ces « mères » ?

En dialecte des Petits-Chênes, une « mère » était une femme plus toute jeune, parfois un peu bougonne, un peu jalouse de son coin de choux et de carottes, qui n’appréciait pas forcément de voir des potaches (qui de plus n’étaient pas les siens) « camber »la barrière de son potager, voire même l’effleurer seulement. Parfois, les maris s’en mêlaient : c’étaient alors des « pères », bien sûr, mais ils étaient plus souvent en train (c’est le cas de le dire !) de poinçonner des billets ou de conduire des locos entre Lausanne et Bienne ou entre Berne et Le Locle… Nous essuyions donc régulièrement les invectives de la mère R***, de la mère D***, de la mère J***, de la mère T***, non sans nous défendre, avec véhémence parfois, avec la langue toujours. Alors, les « mères » reprenaient de plus belle : « Attâdez, p’tits malhônétes(notre honnêteté n’était pourtant pas en cause !) j’veux appeler la Pôlice, j’vais leur dire, à vos parents, sales gamins… ».

Moins acrobatiquement, on pouvait prendre l’escalier, entre le N° 9 et le N° 11. En bas, de part et d’autre, les deux murets de pierre sèche (ils existent toujours !) que mon grand père, Giovanni Battista, maçon à la retraite, avait construits dans les années 1920. On passait ensuite à côté des potagers, avec des yeux gourmands… et parfois des bras un peu longs et chapardeurs : ah, les délicieux petits pois sucrés de la mère H*** ! Parvenus sur le «chemin-derrière-les-maisons », la sonorité changeait : « cot cot côôôôôt ! Cocoricôôôô ! » Des escaliers un peu plus acrobatiques menaient, en bordure de forêt, aux poulaillers de la mère H***, de la mère R*** et de la mère V** A***. Ils fleuraient bon l’origan et la menthe crépue, plantés là comme pour faire pardonner les odeurs des blanches gallinacées. Mes parents achetaient leurs œufs chez la mère H***, et j’étais souvent chargé d’aller les chercher. Toujours, un treizième œuf m’était destiné : assurément, la mère H*** était une bonne « mère » ! Originaire d’outre Sarine et vivant en quasi symbiose avec ses poules, elle avait fini par adopter leur accent et saluait ma maman d’un quasi-gloussement : « Ponchourr, matam’ Araââââgno ! »

Le soir, peu après la fermeture des bistrots du quartier (le « Mont-Blanc » et le « Simplon », disparus depuis longtemps) des silhouettes remontaient en zigzaguant la rue des Petits-Chênes : c’étaient les « pères » qui venaient de passer une bonne soirée. Un soir, l’un d’eux n’a pas rejoint son appartement. Le lendemain, on l’a retrouvé au bas de l’escalier de la cave ; il avait quitté ce monde. Depuis, au clair de Lune, allez donc vous asseoir dans le sous-bois, derrière les anciens poulaillers. Peut-être, au delà du bruissement des feuilles des petits chênes, l’entendrez-vous chanter avec ses collègues, le père H***, le père R*** et les autres: « Ah, il est des nôtres (bis), il a bu son verre, comme les au-au-tres ! »  

 

Michel Aragno

1Helvétisme (Neuchâtel / Jura) signifiant enjamber. 

2Malhonnête: souvent utilisé en Suisse romande dans le sens d'"impoli".

 
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