L’école nouvelle : une «école des ânes» ?
Une chronique en forme de diptyque, proposée par Michel Aragno, microbiologiste, professeur honoraire de l’Université de Neuchâtel
La source d’une vocation
Du printemps 1949 au printemps 1952, mes premières années d'école, au collège de la Maladière à Neuchâtel (à l’emplacement de l’actuelle Microcity), se déroulèrent dans la classe de Marguerite Bosserdet, une enseignante marquée par la pensée des Edouard Claparède, Pierre Bovet, Jean Piaget et Célestin Freinet. Tout le monde l’appelait « La Maîtresse ». Ces trois années d' «école nouvelle» ont profondément marqué la plupart d'entre nous. L'enseignement, fortement marqué par la psychologie de la motivation, était organisé, à chaque trimestre, sur un thème particulier. Le trimestre d'automne 1951 (3e année, j’avais neuf ans) était consacré à la vigne et au vin : rien d'étonnant à cela, vu la saison! Au travers de ce «centre d'intérêt», on acquérait tout le programme normalement rasant : arithmétique, français, géographie, sans s'en rendre compte ! Et en prime, il y avait de passionnantes «leçons de choses» !
Donc, un beau jour, la classe « monte à la-a vigne-eu »* pour récolter du raisin (du chasselas, probablement) que l'on rapporte en classe. Le lendemain, le raisin est foulé, puis mis dans un petit pressoir à fruits et dûment pressé. Chacun goûte un petit verre du moût doré et délicieux, le reste étant distribué dans des bouteilles remplies aux 4/5, consciencieusement bouchées. Et hardi! Quelques jours plus tard, alors que nous étions occupés à tout autre chose… paf! Un bouchon saute, puis paf! paf!, les autres. On arrête toute autre activité, pour aller voir la « catastrophe » que personne n'avait imaginée, sauf la maîtresse, bien sûr. Elle s'était arrangée avec le père d'une camarade, Adolphe Ischer, un fameux biologiste et enseignant : il nous avait prêté un microscope, instrument fabuleux, porte ouverte sur l'invisible. Le moût était devenu tout trouble, mousseux. On le goûte: pouah! Mais que s'était-il passé ? Quel était ce troublant trouble?
Le microscope allait nous donner la réponse: nous franchissons la barrière de l'invisible et découvrons avec stupéfaction un monde de petites boules bourgeonnantes: les levures, que bien plus tard j'ai su insulter en latin: Saccharomyces cerevisiae var. ellipsoideus. Voilà les coupables, les agents invisibles d'un phénomène aussi puissant que mystérieux : la transformation du moût en vin, la fermentation alcoolique ! Bien plus tard, alors que je hantais les laboratoires de l'Institut de Botanique, mes parents m'ont rappelé ma déclaration péremptoire, le soir de cette journée mémorable: « quand je serai grand, je veux... » …non pas devenir pilote d'avion, coureur cycliste, conducteur de locomotives (quoique…), mais… « je veux travailler sur les microbes ». Et voilà comment l'« école des ânes » (comme l'appelaient ses détracteurs) créait des vocations! Par la suite, nous avons mis une partie de ce vin dans de larges pots remplis à moitié. Après quelque temps, une «peau» s'était développée en surface: une « bonne mère! » auraient dit les Marseillais. Re-microscope: et voici des microbes encore bien plus petits, les bactéries du vinaigre, que nous n'appelions pas encore Acetobacter xylinum ! Merci, «Maîtresse»!
Tout ceci me replonge dans le monde d'idéalistes de l'immédiat après-guerre: l’école nouvelle, bien sûr, mais aussi le mouvement pacifiste de Pierre Cérésole et Eric Descoeudres, la non-violence de Gandhi (Edmond Privat, un grand ami de mes parents, prof d'anglais à l'Uni de Neuchâtel, était l'ami de Gandhi et l'avait accompagné sur le bateau -en 3e classe- lors de son retour en Inde), le mouvement syndical, le suffrage féminin, le protestantisme libéral (opposé au rigorisme évangéliste, et illustré par un autre ami, le pasteur Jean Schorer, titulaire de la paroisse de St Pierre à Genève). Depuis, j'ai décidément l'impression que le monde de la pensée s'est étriqué, étranglé par tous les « ismes » : communisme, libéralisme, islamisme, catholicisme, protestantisme, évangélisme, je-m'en-foutisme… et par la course effrénée vers le nouveau dieu, déjà montré du doigt par Jean Villard – Gilles en 1930: Dollar !
*Carlo Boller était un compositeur de musique "populaire" dans la première moitié du siècle dernier. Tous les enfants des écoles le chantaient. Son "tube" le plus célèbre était la "chanson du vigneron":
Le vigneron monte à sa vigne
Où est-tu, vigneron ?
Le vigneron monte à sa vigne
Du bord de l'eau jusqu'au ciel là haut etc etc
Le suivi de la mélodie implique une répétition de certaines voyelles" (...) sa-a vigne-eu (...) Où est tu-u vigneron? (...) du-u bord de l'eau (...). C'était un des "disques préférés de l'auditeur" présentés par Alphonse Kehrer sur Radio-Genève dans les années 1950...
Photo: « La Maîtresse » (Marguerite Bosserdet) au milieu de ses élèves, probablement au début des années 1930, à l'école des Terreaux.