• 25.09.2016

Actualités Au coeur de la Grande Champagne

Un texte de Michel Aragno
Michel Aragno a été professeur d’Ecologie microbienne et directeur du laboratoire de Microbiologie à l’Université de Neuchâtel.
Il a orienté ses recherches sur l’écologie et la physiologie bactériennes, en particulier chez les bactéries chimiolithoautotrophes et fixatrices d’azote, dans les eaux, les sols et les écosystèmes géothermaux. Il a également entrepris des études sur l’optimisation des processus biologiques liés au traitement des déchets organiques. Dès 1995, les travaux de son laboratoire se sont focalisés sur l’écologie microbienne de la rhizosphère et la participation des microorganismes au processus de biominéralisation du carbonate de calcium dans les sols tropicaux acides. Il a participé à un projet d’agro-microbiologie, en collaboration avec l’Inde, sur le développement de bio-inoculants bactériens. Il a présidé la Société suisse de Microbiologie entre 2007 et 2009.
Michel Aragno a aussi été le premier Parrain de notre programmation en 2013, ce qui est pour nous un extrême privilège.

Contrairement à ce que beaucoup imaginent, la Grande-Champagne n’est pas située au nord de la France et ne produit pas de vins mousseux. C’est la région des plus grands cognacs, en Charente. À l’origine, le nom de « champagne » désigne simplement un terrain calcaire. Les riches propriétaires de Reims ayant mis ce terme sous protection AOC, il est par exemple interdit aux vignerons de Champagne (VD) d’appeler leur vin du nom de leur village ! Mais nos amis Charentais ont su résister encore et toujours à de tels ukases, et « Champagne », précédé de « Petite » ou de « Grande » implique un long déplacement vers le Sud-Ouest (et vers le Soleil), sur les bords du « plus beau ruisseau de mon royaume » comme disait François 1er : la Charente !

Le cognac, issu principalement du cépage « Ugni blanc », est produit sur de grandes surfaces de Charente et de Charente maritime. On y distingue les « Bois ordinaires », à la périphérie, puis les « Bons bois », puis à l‘intérieur de cette zone la Petite, et encore plus au centre la Grande-Champagne, qui en est le cœur, centrée non sur la ville de Cognac, mais sur la petite ville de Segonzac. Inutile de dire que les Grands crus sont originaire de cette dernière zone, le « cœur du coeur » du vignoble du Cognac !

Il y a bien longtemps, j’avais reçu une bouteille d’un superbe Cognac de la maison Dudognon, vieux de plus de 40 ans, qui, par lampées successives, avait duré plus d’une année ! Bien sûr, on ne jette pas une telle bouteille sans en avoir prélevé l’étiquette. Quelques années plus tard, alors que nous naviguions sur la Charente, j’avais contacté le propriétaire, à Lignières-Sonneville (tout près de Segonzac, donc en Grande-Champagne !) en vue d’une visite-dégustation. Nous avions prévu de nous amarrer à une quinzaine de km de là, un mercredi soir, et il nous avait donné rendez-vous pour le jeudi matin. Pas question de nous donner le numéro de téléphone d’un taxi, il a proposé de venir nous chercher lui-même. Et c’est ainsi que nous fîmes la connaissance de Raymond Dudognon, coiffé d’une casquette, au volant de sa vieille Renault.

Chez Dudognon, pas d’hôtesses en uniforme, pas de petit train qui fait le tour des chais industriels, mais une grande et belle maison au haut d’une colline, au milieu des vignes, et le propriétaire, en toute simplicité, qui nous fait entrer dans une grande pièce décorée de diplômes, de modèles d’alambics et de bouteilles. A gauche, un escalier mène dans une mezzanine. Il s’excuse de nous quitter une minute, monte dans la mezzanine, et redescend avec, dans un cadre, le portrait d’une dame : « Voilà mon épouse, elle m’a quitté il y a trois mois, on s’aimait comme des fous ! Je ne puis pas faire une visite sans qu’elle soit à mes côtés ». Un moment d’intense émotion !

Raymond enchaîne alors en nous expliquant comment naît un Cognac. Le raisin, tout d’abord. Un cépage magnifique, l’Ugni blanc, aux belles grappes allongées à la couleur dorée. Le vin blanc qu’il produit serait assez médiocre mais il est en totalité destiné à la distillation. Une chose intéressante : les meilleures années pour le vin, lorsque la teneur en sucre des raisins est élevée, sont les moins bonnes pour le cognac. Le distillat est trop riche en alcool par rapport aux autres composés volatils qui donnent sa richesse à l’eau de vie, et celle-ci sera un peu « plate ». Au contraire, les années plus difficiles donnent les meilleurs cognacs. A cet Ugni blanc, les Dudognon ajoutent maintenant de la « Folle Blanche » et du « Montil », cépages anciens traditionnels qui avaient été abandonnés il y a une soixantaine d’années, car leur rendement était plus faible.

La distillation est une phase essentielle du processus, qui va conditionner en bonne part la qualité du produit. Chez Dudognon, elle se fait dans un vieil alambic de cuivre, chauffé au bois. Comme de tradition dans le Cognac, elle se fait en deux temps : une première distillation donne un Brouillis titrant à peu près 28% d’alcool, puis une seconde, la « Bonne Chauffe » où le Cognac sort à 70%. Les fractions de tête et de queue des distillats sont retirées, on garde le « cœur » ! La distillation demande une surveillance constante, jour et nuit. Ici, pas de thermostat sophistiqué pour contrôler la température de distillation. Un ruban paraffiné est attaché au conduit de la sortie de l’alambic, auquel et fixé une boîte de conserves vide. Lorsque la température est atteinte, la paraffine fond, la boîte tombe, et avertit le surveillant qui s’était peut-être endormi sur le canapé adjacent.

Le Cognac est alors mis en fûts de chêne du Limousin, où il va accomplir son vieillissement. La qualité du bois et du fût est essentielle, car le Cognac résulte du mariage entre le produit de la vigne et celui de la forêt. Le bois destiné aux fûts a été sélectionné et séché à la propriété. Au cours de la maturation le cognac prend sa couleur ambrée, qui va en augmentant avec les années de vieillissement. Simultanément, le cognac évolue, l’alcool s’évapore (très) lentement, alors que des processus très subtils, impliquant des réactions chimiques complexes entre le bois et les composés aromatiques du distillat vont accompagner la maturation de l’eau de vie. L’évaporation de l’alcool (la « part des anges ») entraîne, au cours des années, un abaissement progressif du degré alcoolique. Les anges ? Ce sont en fait des champignons au mycélium noir qui se développent sur les murs du chai et se nourrissent des vapeurs d’alcool. Des araignées vont tisser d’épaisses toiles, empêchant moucherons et moustiques de faire leur œuvre. En cours de processus, des cognacs issus d’années différentes mais voisines seront combinés, de manière à établir un assemblage optimal. Il n’y a donc pas de « millésimes » ici, mais des appellations, dont le patron vous fournira volontiers l’âge de plus jeune composant de l’assemblage. Certains assemblages sont destinés à un vieillissement plus prolongé que d’autres. Le vieillissement intervient aussi longtemps que l’eau de vie est dans son fût. Une fois en bouteille, elle ne bouge plus.

Un cognac doit être dégusté avec un degré d’alcool de 40-42% au maximum, sinon il brûle la bouche. Sauf dans de très vieilles cuvées, la teneur au moment du soutirage est supérieure à ce degré. Il faut alors le diluer. Avec de l’eau ? Que non pas ! Une cuve à part est préparée, qui contient une dilution aqueuse de cognac à 10% environ que l’on laisse vieillir une dizaine d’années avant de l’utiliser pour la dilution : ce sont les « vieilles petites eaux ». On voit là l’extrême respect du producteur pour ce Cognac, fruit des efforts de, souvent, plusieurs décennies. Une exquise politesse, pourrait-on dire ! Après une cinquantaine d’années, toutefois, plus n’est besoin de « vieilles petites eaux ». L’eau de vie, vinifiée par le père ou le grand-père du producteur, a atteint doucement ce degré idéal, mais avec une concentration d’aromes, conjointe à des années d’évolution extrêmement lente, qui en fait un produit hors normes. Comme les forestiers, les distillateurs travaillent pour le futur, pour leurs descendants…

Du salon de réception à l’alambic, passons au chais où nous attend un alignement de verres renflés au bas, et se terminant en cylindre : le vrai verre à dégustation des grands crus du cognac, sans comparaison avec le verre dit « Napoléon » qui brûle le nez dès qu’on l’approche. Le grand seigneur ambré dans notre verre mérite bien cela ! Raymond commence la dégustation : « Je ne vous fais pas déguster le Napoléon » et, d’un œil narquois et fier à la fois, il ajoute : « c’est mon ordinaire ! ». Sept à huit verres s’emplissent alors successivement, au contenu de plus en plus ambré. Les longues minutes passent, lentement, verre après verre, dans une irrésistible ascension vers le « Graal » : le Cognac du grand-père, autour de 60 ans d’âge ! Vingt-cinq ans plus tard, le souvenir de cet instant demeure impérissable !

Raymond est décédé il y a quinze ans. Quelques années auparavant, il avait progressivement remis les rênes de la « Maison Dudognon » à sa fille Claudine et à son mari Gérard Buraud, qui continuent fidèlement la pure tradition d’un des plus grands crus du Cognac. Nous y sommes retournés il y a un an et demi; lorsque Claudine nous a dit qu’ils allaient installer un second alambic, j’ai eu peur : une machine moderne, pilotée par ordinateur, avec des puces électroniques dans tous les coins ? Que non point : ils ont ressorti un vieil alambic familial, plus ancien encore que l‘actuel, qu’ils allaient remettre en activité dans la plus pure tradition charentaise. L’accueil est resté le même qu’avec Raymond, le même temps passé à une lente dégustation, en toute amitié, que vous soyez un riche négociant ou, comme nous, de simples amateurs. Au moment de se quitter, elle nous a encore apporté une nouvelle magnifique : leur fils avait décidé de continuer l’œuvre de ses ancêtres, pétri des mêmes idéaux.

Il y a vingt-cinq ans, Raymond avait accepté par amitié de nous vendre une bouteille de « Sélection des Ancêtres », qui remontait aux années 1920 et qui n’était alors plus commercialisé: on l’imaginait en culottes courtes, courant dans les vignes de son père et de son grand-père. Cette bouteille a « duré » vingt ans dans notre bar, ouverte en de très rares et grandes occasions. La dégustation des derniers verres a bien duré deux heures. Le lendemain, laissés sur la table du salon, ces verres exhalaient encore ce parfum extraordinaire, qui nous racontait la vie et l’amour de quatre générations de la famille Dudognon !

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